Attosecondes : un nouveau regard sur les électrons
En octobre 2023, les physiciens français Anne Huillier et Pierre Agostini et le physicien hongrois Ferenc Krausz ont reçu le Prix Nobel de Physique pour leurs travaux sur la physique attoseconde, qui permettent de mesurer les processus rapides au cours desquels les électrons se déplacent ou changent d’énergie.
Quand on parle d’infiniment petit et d’infiniment grand, on pense facilement à l’espace. On pense aux particules élémentaires et à l’univers en expansion, mais rares sont ceux qui pensent au temps. Pourtant, le temps aussi a ses échelles qui, si on y pense trop, peuvent nous donner le vertige. Aller chercher une attoseconde dans une seconde est par exemple équivalent à pointer une seconde précise dans l’univers depuis sa naissance. Renversant, n’est-ce pas ? Ensemble, plongeons dans l’infiniment petit du temps, à la découverte d’un monde longtemps ignoré…
L’échelle du temps
“Il y a autant de différence entre une attoseconde et une seconde qu’entre une seconde et l’âge de l’univers” – Franck Lépine, chercheur du CNRS à l’Institut Lumière Matière.
Un milliardième de milliardième de seconde, 10-18 seconde… Voilà à quoi correspond une attoseconde, la plus petite échelle de temps actuellement mesurable. Difficile à imaginer. Commençons donc par essayer d’y voir un peu plus clair sur ce que cela représente.
Un clignement d’œil se fait en 10-1 seconde, le battement d’ailes d’une mouche en 10-3 seconde, soit une milliseconde. A des échelles plus courtes encore, la rotation des molécules se fait en quelques picosecondes (10-12 seconde) tandis que le mouvement des atomes à l’intérieur de molécules s’effectue à l’échelle des femtosecondes (10-15 seconde). Viennent ensuite les électrons (composants de l’atome), dont les dynamiques sont plus rapides encore que les mouvements atomiques et se mesurent en attosecondes (10-18 seconde).
Crédit photos : Johan Jarnestad-The Royal Swedish Academy of Science
Ce sont précisément les dynamiques électroniques qui nous intéressent aujourd’hui, car c’est pour avoir créé “des impulsions extrêmement courtes de lumière qui peuvent être utilisées pour mesurer les processus rapides au cours desquels les électrons se déplacent ou changent d’énergie” que les physiciens Ferenc Krausz, Anne Huillier et Pierre Agostini ont reçu le Prix Nobel de Physique cette année.
Ce que les colibris ont à nous apprendre
Quand des électrons se déplacent à l’intérieur d’atomes ou de molécules, ils le font si rapidement que ces changements apparaissent flous à l’échelle femtoseconde. Il faut donc les observer à des échelles plus rapides encore.
Pour comprendre cela, imaginez que vous observez un colibri. Les mouvements de ses ailes sont si rapides que vous n’en percevez qu’un mouvement flou, votre œil n’étant pas adapté à l’observation de ce genre de mouvements. Si vous voulez observer le mouvement des ailes de votre colibri, il faudra donc faire appel à la photographie. Or, pour capturer les mouvements d’un colibri en vol, il faut un temps d’exposition plus court qu’un battement d’ailes, ce qui veut dire que votre appareil photo doit être capable de capturer l’image plus rapidement que le colibri de déplacer son aile. Plus le mouvement que vous essayez d’observer est rapide, plus vous avez besoin de prendre des photos à fréquence rapide si vous voulez capturer le phénomène.
Cette réalité s’applique également à des échelles de temps extrêmement courtes. Pour observer les mouvements d’un électron, il est nécessaire de “photographier” ce déplacement à une vitesse plus importante que le déplacement lui-même. Toute mesure doit être effectuée plus rapidement que le temps nécessaire au système étudié pour subir un changement notable, sinon votre résultat sera flou. Dans le cas de l’observation du mouvement des électrons, ce problème se règle en émettant des impulsions lumineuses extrêmement courtes.
Sonder les mystères des électrons
Vous vous en doutez, émettre des impulsions lumineuses aussi courtes nécessite du matériel et des aménagements bien spécifiques, les lasers classiques étant incapables de former des impulsions attosecondes. Pour contourner ce problème, les scientifiques ont choisi de générer des ondes dans le domaine de l’ultraviolet extrême. Avec une petite longueur d’onde et donc une grande fréquence (voir schéma ci-dessous), l’ultraviolet extrême permet d’obtenir des impulsions à oscillations très rapides.
Crédit photo : 2023 Parlons sciences
Grâce à ces impulsions lumineuses très rapides, les physiciens parviennent à faire des “photographies” d’un événement à l’échelle attoseconde, ce qui leur permet d’observer les déplacements et les changements d’énergie des électrons.
Pour ce faire, ils utilisent la méthode pompe-sonde”. Ils envoient une première impulsion lumineuse (la pompe) très puissante au laser à travers un gaz composé d’atomes et celle-ci provoque des vibrations électromagnétiques qui déforment le champ électrique retenant les électrons autour des noyaux atomiques. Cela permet aux électrons de s’échapper de leur atome pendant un court instant avant d’y retourner. Au cours de son excursion, l’électron a collecté une grande quantité d’énergie supplémentaire provenant du champ électrique de la lumière laser et doit donc, pour se rattacher au noyau de son atome, libérer son excès d’énergie sous forme d’impulsion lumineuse. Ce sont ces impulsions lumineuses provenant des électrons qui sont observées afin d’étudier leur mouvement. Les scientifiques envoient une seconde impulsion laser (la sonde) qui observe la dynamique de ce phénomène. C’est en répétant l’expérience de nombreuses fois qu’ils parviennent à reconstruire, image par image, le processus d’excitation et de désexcitation de la matière, à l’attoseconde près.
Attoseconde : une mesure pour l’avenir ?
Être capable de prendre ces “photographies” a des conséquences intéressantes. Jusqu’alors, la position des électrons ne pouvait être observée que de façon floue et permettant seulement d’extraire des approximations. Grâce à la physique attoseconde, il est possible de mesurer le temps qu’il faut à un électron pour être tiré d’un atome et d’observer que ce temps varie en fonction du lien entre l’électron et l’atome. Il est possible d’analyser comment la distribution des électrons oscille dans des molécules et des matériaux alors qu’auparavant leur position ne pouvait être mesurée que comme une moyenne.
Ces courtes impulsions ont été utilisées pour explorer en détails la physique des atomes et des molécules et peuvent avoir des applications dans des domaines comme l’électronique ou la médecine, avec la possibilité d’analyser la structure des molécules et, potentiellement, de détecter des cas de cancers à des stades peu avancés.
Alors, les impulsions lumineuses attosecondes vont-elles continuer de bousculer la physique dans les années à venir ? Affaire à suivre…
Crédit photo principale : Nobel Prize Outreach