80 % de la bande passante mondiale du Net est consommé par les vidéos
Vous dites que « décarboner l’économie requiert des compétences dans tous les secteurs et pour tous les métiers ». Quels secteurs, quelles activités, quels métiers vont impliquer cette transition, mais auxquels on ne pense pas forcément spontanément ?
Tous les secteurs, toutes les activités et tous les métiers ! Les ingénieurs sont concernés, parce qu’ils travaillent sur l’énergie et la transformation de la matière. Les écoles de commerce aussi, parce que le management implique de prendre des décisions qui ont des impacts sur l’environnement et la consommation d’énergie (achats, transports de marchandises, logistique, mobilité des personnels…). Tout ce que fait l’entreprise est lié à la transition énergétique. Autre exemple, l’informatique : bientôt, les services d’information des entreprises vont être appelés à réduire leur empreinte énergétique. Aujourd’hui, la plupart des systèmes informatiques ne sont pas optimisés. Il y a des process à mettre en place partout, dans tous les secteurs, pour atteindre cette optimisation : patrimoine immobilier, transport, alimentation, consommations et production… Dans le secteur des services aussi, en optimisant la mobilité par exemple, ou les bâtiments publics (celle des agents comme celle des usagers).
Il faut savoir que des organisations et des entreprises organisent parfois des concours entre les employés, des défis pour économiser l’énergie, et arrivent à faire des économies jusqu’à 30 à 40 % de leur facture... Ce sont des initiatives qui fonctionnent ! Mais encore faut-il y avoir été formé…
Même le secteur culturel est concerné : par exemple, quel va être le nouveau
business model [modèle économique : équilibre entre les recettes et les dépenses pour faire simple ! NdlR] de la culture si des millions de touristes chinois cessent de se déplacer pour venir admirer notre patrimoine ? Idem dans la santé : les virus se propagent plus vite avec le dérèglement climatique… La production de médicaments et leur transport requiert beaucoup d’énergie... Il faut se projeter, que les métiers de demain intègrent toutes ces questions pour être en capacité de relever les défis. Tout cela est lié à un projet de société qui serait sobre en consommation d’énergie, et ainsi plus résilient.
Dans une vidéo sur la pollution numérique qui a eu beaucoup d’écho, Jean-Marc Jancovici explique que 80 % de la bande passante mondiale du Net est consommé par le visionnage de vidéos. 13 % de cette même bande passante est consommé par un seul opérateur, Netflix… D’abord, pouvez-vous nous expliquer le lien centre ce chiffre et les gaz à effet de serre ?
On parle de quelque chose d’invisible et de dématérialisé, donc de difficile à concevoir. On a tendance à penser que tout ce qui est invisible n’a pas d’impact. C’est faux, les conséquences sont juste délocalisées.
La bande passante du web repose sur des data centers dont l’électricité est fournie par les énergies fossiles, dont la production émet de grandes quantités de gaz à effet de serre. Ce sont des systèmes très énergivores. Quand on regarde une vidéo en streaming, il y a à l’autre bout du monde un système avec des machines qui consomment beaucoup d’énergie.
Mais il y a aussi la production de l’outil (téléphone, tablette, ordinateur…) : 90 % de l’impact carbone d’un smartphone est produit lors de sa fabrication. Sa durée de vie moyenne est de deux ans, alors qu’il a un impact considérable en termes de ressources et de consommation d’énergie. Il faut ajouter à ça tous les réseaux sur lesquels circulent les informations, aux aussi très énergivores et consommateurs de matériaux pour les construire et les entretenir.
« Tout est fait pour inciter l’utilisateur à aller au-delà de son besoin »
Une solution consisterait à regarder ces vidéos en basse définition… Mais les spectateurs sont-ils prêts à perdre du confort ? Est-ce que le recours au DVD est écologiquement « meilleur » que le streaming ?
La vidéo en ligne génère 60 % des flux de données mondiaux et 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit autant que l’Espagne. C’est ce que montrent
nos travaux.
La question est : pourquoi regarde-t-on des vidéos ? Et est-ce qu’on les regarde vraiment ? Par exemple la musique sur YouTube : on écoute, mais on ne regarde pas ou peu. On peut donc diminuer la qualité de ces vidéos, la paramétrer par défaut sur une faible résolution, puis rétablir une bonne définition lorsqu’on regarde vraiment. Pour nous, ce n’est pas forcément l’utilisateur le « méchant », mais le système : il est conçu pour que la consommation d’énergie de ces supports vidéo soit maximale. Il faudrait que par défaut YouTube paramètre une qualité vidéo minimale. On peut facilement faire des gestes pour que nous consommions moins d’énergie. Par exemple, désactiver (quand c’est possible) le mécanisme qui fait s’enchaîner les vidéos toutes seules, qui fait qu’alors qu’au départ on est venu voir un sujet, on reste devant son écran et on consomme de la vidéo (et de la bande passante) pendant des heures. Tout est fait pour inciter l’utilisateur à aller au-delà de son besoin, mais chacun peut dire « stop ».
Il y a par ailleurs des situations absurdes, par exemple la surenchère de la qualité des écrans télé : au-delà d’une certaine qualité, nos yeux ne sont plus capables de percevoir la différence entre une ancienne et une nouvelle technologie.
Concernant la pollution liée à l’extraction des métaux utilisés pour fabriquer des smartphones, quelles sont les alternatives ? Que peut-on faire, ou que doit-on faire ?
Il y a beaucoup à faire et à dire ! D’abord, on peut essayer de faire durer nos smartphones. Aujourd’hui, on les change trop souvent, trop tôt… Notamment à cause de l’obsolescence programmée par les fabricants (voir dernière
condamnation d’Apple). Mais les consommateurs commencent à en prendre conscience. Au Shift Project, nous incitons les organisations (entreprises, collectivités) à ne pas renouveler leur parc informatique ou téléphonique trop souvent, à le rendre plus sobre en énergie, à faire réparer plutôt qu’à changer, quand c’est possible. Et puis à recycler ! La part du recyclage est très faible aujourd’hui, car ça coûte très cher parce qu’il faut « redissocier » les métaux rares qui sont assemblés dans les smartphones, et cela demande beaucoup de manipulation et d’énergie.
Tant qu’on ne paye pas le prix environnemental des métaux rares qui sont utilisés, on ne peut pas assurer au produit ce recyclage, une fin de vie respectueuse de l’environnement.
La question est : comment faire payer ce prix ? Il faudrait payer plus cher notre téléphone, mais on le garderait plus longtemps. Quand au problème des logiciels obsolètes, qui rendent à leur tour notre téléphone obsolète, c’est un problème du système, et donc de règlementation.