Effet Matilda : les femmes oubliées de l’histoire des sciences
S’il est bien un domaine dans lequel on s’attend à ce que les résultats importent plus que l’identité de ceux qui les découvrent, c’est bien celui des sciences. Pas de place pour les préférences, le favoritisme ou des discriminations de quelque nature… Les sciences sont connues pour être focalisées sur la rigueur et sur les résultats, peu importe au final qui les produit. Et chacun, quel qu’il soit, est reconnu à juste titre pour son travail. Hélas, dans l’histoire des sciences, l’Effet Matilda démontre que les femmes n’ont pas toujours été logées à la même enseigne que les hommes… Dans un monde idéal, ce serait vrai. Mais, vous vous en doutez, ce n’est pas le cas. En effet, même si les sciences sont connues pour être rigoureuses et méthodiques, elles n’échappent pas aux constructions sociales qui les entourent. Parce qu’elle est produite par des êtres humains, la science est nécessairement affectée par leurs biais. En conséquence, on peut l’étudier comme objet social, et c’est ce que font les sociologues et historiens des sciences. Et voilà ce qu’ils constatent : la gloire scientifique revient souvent à quelques personnalités qui accumulent les reconnaissances et les récompenses, au détriment d’autres chercheurs qui restent dans l’ombre, même si leurs contributions à la science ont été essentielles. Et ce phénomène est particulièrement marqué pour les femmes, dont les contributions à la science sont très souvent passées sous silence, les hommes profitant majoritairement des retombées de leurs travaux. L’effet Matthieu Comprendre et théoriser le fonctionnement des sciences sur le plan social intéressera beaucoup de chercheurs en sciences humaines au XXème siècle, notamment Robert King Merton (1910-2003), un sociologue américain. Ce que constate Merton, c’est qu’il existe un espèce d’effet de “halo” qui fait qu’on attribue à quelques grandes personnalités scientifiques une attention telle qu’elles sont reconnues au détriment de leurs collègues, qui ont participé aux travaux et aux recherches qui sont à l’origine de cette renommée. A partir de là, c’est l’effet boule de neige. La personnalité scientifique qui reçoit le plus d’attention est plus citée dans les médias, dans les journaux scientifiques (il est en effet plus facile de capter l’attention des lecteurs avec des noms connus), sa renommée augmente, elle reçoit donc plus de prix, est plus sollicitée, et son nom passe à la postérité alors que ceux de ses collègues tombent dans l’oubli. C’est un processus d’accumulation des avantages. Ce phénomène, Merton le théorise en 1968 sous le nom d’effet Matthieu. Pourquoi Matthieu ? Il nomme cet effet d’après le Matthieu du Nouveau Testament, qui écrit : “Car à celui qui a il sera donné, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré”. L’effet Matthieu Matilda Au début des années 1980, l’historienne des sciences Margaret Rossiter reprend les travaux de Merton et les approfondit pour en pousser plus loin l’analyse : cet effet Matthieu est démultiplié quand il concerne les femmes. Dans son article L’effet Matthieu Matilda en science paru en 1993, elle explique que la contribution des femmes et leurs travaux sont très souvent passés sous silence au profit de leurs homologues masculins. Elle y donne plusieurs exemples marquants de l’histoire des sciences, notamment celui de Trotula. Trotula est médecin à Salerne, en Italie, au XIe siècle, où elle soigne des femmes malades. Elle produit plusieurs ouvrages traitant principalement de la santé des femmes, notamment Le Soin des maladies des femmes, qui devient l’ouvrage de référence en matière de gynécologie au Moyen-Âge et qui est traduit en plusieurs langues. Mais, au XIIe siècle, arrive un moine qui, dans sa grande sagesse, se dit qu’une personne aussi accomplie ne pouvait être qu’un homme. Il prend donc la liberté de recopier de façon erronée son nom sur l’un de ses traités, pour en faire un nom masculin. Cette “petite liberté” que prend le moine aura pour conséquence que, pendant des siècles, il y aura confusion sur son sexe. Mais ça ne s’arrête pas là ! Au XXème siècle, l’historien allemand de la médecine, Karl Sudhoff, la réduit au rang de sage-femme, puisqu’il considère que des traités aussi importants n’ont pu être rédigés que par un médecin de sexe masculin. Des femmes ? Où ça… ? L’article cité plus haut, que nous vous invitons vivement à lire si vous voulez pousser un peu l’analyse, donne un bon nombre d’exemples de femmes qui ont vu leurs homologues masculins recevoir des récompenses, parfois même des prix Nobel, pour des travaux auxquelles elles avaient participé, de revues qui excluent tout bonnement les femmes, ou qui choisissent des titres excluants, comme par exemple l’American Men of Science (1906). Autre exemple : le Dictionary of Scientific Biography (1970-1980) comporte 2 000 entrées, et seulement 25 femmes (soit 1,25% seulement). Il est donc très courant, dans l’histoire des sciences (et pas que des sciences d’ailleurs, même si ce n’est pas le sujet), que des femmes se fassent spolier leurs découvertes et leurs travaux au profit de certains hommes. Matilda, tout un symbole Pourquoi l’effet Matilda ? Margaret Rossiter décide de nommer le phénomène en hommage à Matilda Joslyn Gage (1826-1898), une féministe américaine du XIXème siècle “comptant parmi les premières sociologues de la connaissance qui a eu l’intuition de ce qui se passait, en a perçu le mécanisme, l’a déploré, mais a fait elle-même l’expérience de certains phénomènes décrits ici” écrit Rossiter dans son article. Matilda Gage constate déjà à son époque que plus les femmes travaillent, plus les hommes autour d’elles en profitent et moins elles sont créditées. L’écrivaine féministe australienne Dale Spender écrit à son propos : “Malgré ses analyses, son énergie, ses actions, elle a été détruite et niée. Comme ses idées n’étaient pas utilisables pour lui, le patriarcat a choisi de les perdre. C’est comme si elle n’avait pas existé. Pourtant, d’après les fragments que j’ai pu rassembler, je crois que, plus qu’aucune autre femme dans le passé (à l’exception de Mary Beard, 1946), elle a identifié et compris le processus de négation de l’existence de la femme, le vol de l’être de la femme, dans une société sous domination masculine.” Merton ne fait d’ailleurs visiblement pas exception à ce phénomène, puisque Rossiter écrit dans son article : “Pour rendre hommage à Robert K. Merton, on aurait aussi pu l’appeler « Effet Harriet », en l’honneur de sa collaboratrice invisible Harriet Zuckerman, qui a réalisé l’essentiel du travail sur lequel est fondé l’« effet Matthieu » et aurait dû être en reconnue comme co-auteure (ce qu’il a lui-même admis depuis).” C’est pour leur rendre hommage et pour mettre en lumière les oubliées de l’histoire des sciences que Vivre au Lycée a décidé de lancer la rubrique Femmes de Sciences, en espérant qu’un jour il n’y ait plus de Matilda, mais seulement des scientifiques, reconnu(e)s à juste titre pour leurs travaux ! Fanny Aici