Emmy Noether, le génie des maths au féminin
Les grands mathématiciens du XXe siècle sont souvent méconnus – en tout cas plus que des physiciens, tel qu’Albert Einstein. Mais que dire alors des mathématiciennes ? Et pourtant, un des plus grands esprits mathématiques du siècle dernier était une femme, Emmy Noether, dont les contributions aux mathématiques ont été jugées révolutionnaires par ses pairs.
« Fräulein Noether était le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures jusqu’à aujourd’hui. Dans le domaine de l’algèbre, qui a occupé les mathématiciens les plus doués depuis des siècles, elle a découvert des méthodes qui se sont avérées d’une importance énorme pour les recherches de l’actuelle nouvelle génération de mathématiciens. »
Qui a signé cet éloge ? Albert Einstein, justement, dans une lettre adressée au New York Times en 1935. Car il faut savoir que les recherches en physique se nourrissent énormément des travaux des mathématiciens, qui fournissent des outils (équations,…) et résolvent des problèmes au profit des physiciens.
Un climat hostile aux femmes
Emmy Noether est née en Allemagne en 1882, dans une famille aisée dont le père est lui-même un mathématicien de haut niveau, en particulier en géométrie algébrique. Ainée de trois frères, Emmy n’affiche pas des résultats exceptionnels durant sa scolarité. Elle montre néanmoins un esprit logique très précoce.
Douée en français et en anglais, elle se dirige initialement vers l’enseignement des langues mais, à 18 ans, elle préfère finalement suivre des études scientifiques à l’université d’Erlangen… ce qui ne va pas sans problème. En effet, l’université est hostile à la présence des femmes parmi les étudiants. Elle est finalement admise, et elle est l’une des deux seules femmes parmi 986 étudiants. Mais elle doit demander à chaque professeur l’autorisation de suivre ses cours !
Université et… bains publics !
Elle poursuit des études de mathématiques, passe un doctorat (bac +8), puis enseigne à l’Institut de mathématiques d’Erlangen… à titre gracieux. Elle est ensuite professeure à l’université de Göttingen, en 1915, où se retrouvent les meilleurs mathématiciens d’Allemagne.
Mais là aussi, problème : des enseignants s’opposent à son recrutement parce que c’est une femme. Un professeur proteste ainsi : « Que penseront nos soldats, quand ils reviendront à l’université et verront qu’ils doivent apprendre aux pieds d’une femme ? ». Ce à quoi David Hilbert, immense mathématicien du XXe siècle et qui a fait venir Emmy Noether à Göttingen, répond : « Je ne vois pas pourquoi le sexe de la candidate serait un argument contre son admission comme professeur. Après tout, nous sommes une université, pas des bains publics ».
Résultat : elle peut finalement enseigner, mais sans avoir ni poste officiel ni rémunération ! Rapidement néanmoins, non seulement ses cours ont du succès, mais elle prouve l’étendue de ses qualités de chercheuse, en particulier en démontrant un théorème qui porte son nom, le théorème de Noether donc, qui explique le lien fondamental entre la symétrie et les lois de conservation : on ne va pas vous expliquer ça ici, c’est considérablement complexe, mais sachez que ce théorème est jugé aussi important que la célèbre théorie de la relativité !
Enfin, en 1919, l’université lui permet de passer son habilitation à enseigner, qu’elle obtient haut la main.
Les Noether’s boys, fans d’Emmy !
Elle continue de mener de brillantes recherches en s’orientant vers l’algèbre. Là aussi, on ne rentrera pas dans des détails complexes, mais ses travaux seront qualifiés de révolutionnaires dans ce domaine. Beaucoup de concepts et d’objets mathématiques seront d’ailleurs qualifiés de « noethériens ». Hélas, sa condition de femme a toujours des conséquences. Ainsi, certains de ses travaux sont récupérés par des collègues et des étudiants qui les publient sous leurs noms : c’est ce qu’on appelle l’effet Matilda.
Néamoins, nombre de ses pairs la reconnaissent pour ce qu’elle est. Le mathématicien russe Pavel Alexandrov, collègue et ami de Noether, dira d’elle qu’elle est « la plus grande mathématicienne de tous les temps », rien que ça ! Elle aussi une excellente réputation sur le plan humain (ce qui est loin d’être le cas lorsqu’on a affaire à des génies…), elle est bienveillante avec ses élèves, et elle passionne ses auditoires comme ses étudiants par son enthousiasme et sa passion pour les mathématiques. De jeunes mathématiciens viennent d’ailleurs de toute l’Europe pour suivre ses conférences, et une forme de « fan club » se constitue autour d’elle, qu’on appelle les Noether’s boys !
En 1932, elle reçoit le prestigieux prix Alfred Ackermann-Teubner pour sa contribution à la recherche mathématique. Mais malgré tout cela, elle continue de payer le prix de sa féminité : contrairement à ce qu’espéraient ses collègues, elle n’est pas élue à l’Académie des sciences de Göttingen, et n’est pas promue à un poste de professeur à part entière. Mais le pire est à venir…
Nazisme et fuite des cerveaux
En 1933, les nazis accèdent au pouvoir en Allemagne et édictent les premières règles de discriminations contre les Juifs. La même année, une loi exclut les Juifs de la fonction publique, dont l’enseignement, et Emmy Noether, Juive, se voit retirer le droit d’enseigner. Qu’à cela ne tienne, elle va continuer d’enseigner à sa manière, par exemple en réunissant ses étudiants chez elle pour des cours et des discussions.
A l’instar de nombreux scientifiques allemands juifs, Noether va recevoir des propositions d’accueil d’universités américaines et anglaises : fin 1933, elle émigre aux Etats-Unis pour aller enseigner et poursuivre ses recherches à l’université de Bryn Mawr, en Pennsylvanie.
Hélas, deux ans plus tard, elle est atteinte d’une tumeur à l’abdomen et doit être opérée. L’opération se passe bien, elle semble se remettre, mais le 4e jour, une infection violente met brutalement fin à ses jours, à l’âge de 43 ans.
Par ses découvertes en mathématiques et en physique, ses capacités d’abstraction brillantes et unanimement reconnues, ses méthodes et sa personnalité, Emmy Noether a influencé de nombreux mathématiciens du XXe siècle et sa contribution à nos connaissances actuelles mérite d’être connue et transmise. Pour, pourquoi pas, susciter des vocations chez nos lecteurs et surtout nos lectrices !
Fabien Cluzel