Culture en ligne : le goût de l’interdit ?
Si vous êtes de plus en plus adeptes des pratiques culturelles numériques, avec l'âge, vous n'hésitez pas non plus à consommer plus souvent illégalement films, séries, musiques... Si le goût de transgresser, propre à l'adolescence, et des raisons financières peuvent dicter ces choix, ne perdez pas de vue que cela peut nuire aux auteurs, aux artistes… et à vous !
« Ce que je fais de manière illégale en ligne ? Regarder des films, des matchs de foot... Tout le monde le fait autour de moi et est au courant de ce qu'il fait. Parce que c'est gratuit, pas par méchanceté envers les auteurs, pas parce qu'on a envie de les voler. Et ce n'est pas bien grave, ce ne sont pas des gens qui 'crèvent la dalle'. » Théo (le prénom a été changé) a 17 ans. Il sait que ses pratiques, comme celles des adolescents qui l'entourent, ne sont pas toujours légales mais, il le fait quand même.
Son opinion reflète plutôt bien ce qui remonte des enquêtes menées par la Haute autorité pour la protection des œuvres et des droits sur internet (Hadopi), comme le souligne Raphaël Berger, qui dirige justement ces études : « ils ne se sentent pas vraiment coupables, ils n'ont pas l'impression de faire vraiment du tort à quelqu'un. Le coupable, c'est celui qui l'a mis sur le site ».
Et c'est vrai, la dernière étude sur le sujet publiée en décembre 2018 par cette structure indépendante relevait effectivement « une attitude décomplexée à l’égard des usages illicites ». Entre 15 et 24 ans, 70 % déclarent avoir des usages illicites, alors qu'au collège ils sont moins d'un quart dans ce cas. Après, avec l’âge, ces usages se font moins fréquents : souvent, à partir de 20-22 ans, ils acceptent de payer dès qu'ils en ont les moyens et le taux de « profils illicites » à partir de 25 ans chute à 26 %. Et ce n'est pas moins de 52 % qui « estiment ne voler personne en accédant à des biens de manière illégale ».
Quelques indices pour repérer les sites illicites
Ces études montrent aussi que les notions de légalité et de droits d'auteur sont plutôt floues et qu'on ne sait pas toujours distinguer un site illicite d'un site légal. Mais ce flou s'estompe avec l'âge. Alors, pourquoi, quand vous savez, continuer à y aller ? Peut-être en partie, comme l'enquête le souligne, parce que « la pratique de l'illicite correspond à une posture de test et d'expérimentation, cohérente avec une attitude de confrontation à l'autorité, qu'elle soit parentale ou qu'il s'agisse de la loi, propre à leur âge ».
Il est vrai aussi que « que ça n'est pas toujours simple de faire la distinction entre les sites », reconnaît le directeur des études qui encourage néanmoins à prêter attention à « un faisceau d'indices » :
- la présence de nombreuses pubs intempestives (les fenêtres pop-up),
- l'absence de marques connues dans ces publicités ou la surreprésentation des celles qui promeuvent les jeux en ligne, des sites de rencontres ou encore pornos,
- l'absence de moyens de paiement sécurisés,
- si les films proposés sont encore (ou pas encore) à l'affiche au cinéma,
- si les œuvres sont dégradées ou pas de bonne qualité, avec des sous-titres « bizarres »,
- l'absence de mentions telles que la politique de traitement des données personnelles ou les conditions générales, ou si elles sont aussi un peu « bizarres », écrites « dans un français très étrange », avec des mentions de type « vous êtes responsables de ce que vous faites ».
Payer pour les petits, pas pour les gros
Autre facteur qui explique la transgression : le coût. Pour la musique, c’est facile vu que les offres gratuites, comme celle de Spotify par exemple, sont aussi fournies que les payantes. « Plus compliqué » en revanche pour l'audiovisuel, relève Raphaël Berger. Car on se heurte à des limitations dans le choix des offres gratuites et si on se tourne vers la télé, car, dans ce cas, on ne choisit pas l'heure pour visionner. « Et la barrière de l'argent peut être réelle. Même lorsque c'est 10 euros par mois. » Ce que confirme d'ailleurs le jeune Théo. « C'est trop cher d'acheter. À part des abonnements comme sur Deezer, qui reviennent à 15 euros pour trois personnes, soit 5 euros par personne. »
Les jeunes sont cependant enclins à « défendre » un « petit artiste » ou un « petit film », pour lesquels ils pourraient donc avoir envie de payer, plutôt que l'industrie culturelle qu'ils jugent déjà « riche ». Mais même s'ils ont tendance à associer par exemple l'industrie cinématographique à de grands succès comme Avengers ou Star Wars, « ils ne voient pas le circuit économique derrière », souligne encore Raphaël Berger. Et donc la redistribution de l'argent ensuite aux artistes et auteurs concernés. Car c'est seulement l'offre légale qui permet de les rémunérer : avec des revenus issus des abonnements si le site est payant, et en partie de la publicité si le site est gratuit.
Bref, le téléchargement illégal impacte les industries culturelles qui ont des difficultés à trouver des financements pour créer ou soutenir les artistes et les auteurs.
L'illicite trop facile d'accès ?
Pas facile néanmoins de convaincre les jeunes, car ils ont aussi souvent conscience que la gratuité sur Internet est un leurre. Ce que relève d'ailleurs Théo, qui souligne qu'on « gagne aussi de l'argent sur [lui], via les applications qu'il y a derrière tout ça, et que l'on paye l'équipement pour y avoir accès (ordinateurs, connexions internet...) ».
Mais le vrai problème pour limiter les usages, c'est qu'il n'y a « pas tant de freins que ça », résume encore Raphaël Berger. Car « l'accès au contenu illicite est simple ». Et, hormis pour le téléchargement, « on ne peut rien contre le streaming ou l'accès direct ». Du coup, les jeunes « se fichent » des conséquences juridiques puisqu'ils font surtout du streaming. Pourtant, on s'expose à des sanctions pénales (lire plus loin), mais aussi à des virus, à des escroqueries (hackage de données, usurpation d'identité...), à d'éventuels contenus inappropriés (porno, pédopornographie...).
Pas un sujet prioritaire pour les jeunes
Pas simple non plus de vous accrocher directement sur ces sujets. Le Conseil des délégués pour la vie lycéenne s'intéresse davantage à mener des actions autour du harcèlement, des addictions... Théo résume bien ce point de vue : « il y a d'autres choses plus importantes, comme les problèmes liés au climat ou la faim dans le monde ». « On ne peut pas leur en vouloir, ce n'est ni un problème quotidien, ni un problème vital », concède Raphaël Berger, d'où l'intérêt d'ailleurs de vous « pousser un peu ».
Vous « pousser un peu », c'est vous sensibiliser à ce sujet. L'Hadopi propose des sessions en établissements scolaires, dans toute la France. Elle a pu toucher 5 000 élèves en cinq ans mais comme elle ne pouvait missionner que deux personnes, elle a élaboré, avec la société Tralalere, des modules accessibles gratuitement depuis le site pour que les enseignants puissent animer eux-mêmes ces séances et elle finance depuis un an l'association Génération numérique pour aller animer directement ces ateliers en classe.
Un annuaire pour trouver les sites légaux
Cette approche lui a permis, depuis l'automne 2018, de toucher autant de jeunes qu'en cinq ans dans plus d'une centaine d'établissements. Et ces ateliers et modules, ouverts au départ aux écoles et collèges, vont s'élargir aux lycéens dès janvier 2020. Ils proposent aussi une « immersion » dans la peau d'un créateur, soit de vidéos, soit de BD en ligne. L’idée est efficace, car « quand ils créent, ils se rendent compte qu'ils n'ont pas envie qu'on leur pique leur création ou qu'on en fasse n'importe quoi », analyse encore Raphaël Berger.
Enfin, sachez aussi que l'Hadopi propose un annuaire des sites légaux dans les secteurs de la musique, de l'audiovisuel et des jeux vidéo. Et il y a quand même le choix : près de 500 plateformes légales y sont référencées.
Camille Pons
#interdit #sanctionnable
Le téléchargement illégal d'une œuvre protégée par les droits d'auteur expose à des risques de sanction pénale. Avant d'en arriver là, l'Hadopi, qui repère les adresses IP des contrevenants, envoie des avertissements - donc à vos parents, titulaires de l'abonnement à Internet -, et, en cas d'échec au bout de trois fois, transmet au juge. Celui-ci peut prononcer une amende maximum de 1 500 euros, à laquelle peuvent s'ajouter des dommages et intérêts à payer directement aux ayants droit. En 2019, en septembre, l'Hadopi avait déjà envoyé près de 479 177 premières recommandations, 165 683 deuxièmes recommandations et sur les 1149 qui ont ensuite été transmises au procureur de la République, 86 ont fait l'objet de condamnations et 301 de « mesures alternatives aux poursuites » (amendes, rappels à la loi...). Et lorsque l'on fait du peer-to-peer (pair à pair), modèle d'échange où, via un logiciel qui permet de se connecter à un réseau on devient à la fois client et serveur, cela peut être puni de 3 ans d'emprisonnement et 300 000 euros d'amende.
Pour en savoir plus sur vos habitudes culturelles en ligne :
- > Notre article de septembre 2019 : La culture au bout des pouces des lycéens
- > C'est quoi les habitudes de consommation culturelle 15-24 ans ? Un « Essentiel » de l'Hadopi à lire en « 10 minutes chrono »