Tocqueville et la démocratie
Régulièrement, Vivre au Lycée publie des portraits de philosophes dont les idées et les thèmes sont au programme des épreuves du bac. A la manière d’une fiche pratique, ces portraits résument l’essentiel des faits et idées à retenir en vue de l’examen. Grand classique, l’essai De la Démocratie en Amérique de Tocqueville a influencé la philosophie politique contemporaine, et ses observations sur ce qui fait fonctionner – ou pas – une démocratie sont d’une brûlante actualité !
REPÈRES GÉNÉRAUX
Alexis de Tocqueville (1805-1859) est un philosophe politique, précurseur de la sociologie et homme politique français. Issu d’une famille de vieille noblesse normande, il est témoin des transformations majeures qui touchent les sociétés occidentales de son époque.
Pour rappel, la Révolution Française a eu lieu en 1789, marquant la fin de l’Ancien Régime. En 1830 est installé un nouveau régime, la Monarchie de Juillet, qui succède à la Restauration (1814-1830), une monarchie conservatrice, après la révolution des Trois Glorieuses. Plus libérale que la Restauration, la Monarchie de Juillet est marquée par une renonciation à la monarchie absolue de droit divin.
Le régime de la Monarchie de Juillet s’appuie sur un suffrage censitaire élargi. La bourgeoisie s’approprie ainsi le nouveau régime et monopolise la représentation nationale, qui ne compte que 168 000 électeurs (soit 5 électeurs pour 1 000 habitants).
C’est dans ce contexte qu’Alexis de Tocqueville se rend en Amérique pour étudier le fonctionnement de la démocratie. Officiellement, il s’y rend pour étudier le système pénitentiaire américain. Mais il a surtout en tête de comprendre le fonctionnement de la démocratie. De ses observations et de ses réflexions, il tirera De la démocratie en Amérique, divisé en deux tomes, publiés en 1835 et en 1840, dont la thèse centrale est que la marche vers la démocratie est inéluctable.
GRANDES IDÉES
De la démocratie en Amérique est composé de deux tomes. Le premier, publié en 1835, traite de la question de la Constitution, des institutions, des mœurs et de la géographie de l’Amérique. Le second tome, paru en 1840, est plus abstrait. Il s’interroge notamment sur le destin de la démocratie en France.
Bien que le second volume ait moins de succès que le premier à l’époque de sa publication, ce sont surtout les analyses contenues dans celui-ci qui continuent aujourd’hui d’être étudiées.
Dans le Nouveau Monde, Tocqueville acquiert la certitude que l’histoire des peuples évolue globalement vers la démocratie.
« J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle »
Un chemin vers l’égalité
Selon Tocqueville, la démocratie est conçue comme un mouvement vers l’égalité des conditions, qui se déroule selon trois processus.
Le premier est la tendance à l’égalisation des droits. Ainsi, toute personne dans un régime démocratique a droit à un traitement identique. Ce droit doit être garanti par des règles formelles et trouver sa traduction politique dans l’affirmation de la souveraineté du peuple.
Le second est la diffusion d’un certain bien-être à toute la population. Ceci est une tendance. Dans la pratique, il n’y a pas d’égalité de vie réelle entre les citoyens, mais bien une tendance à l’amélioration de l’accès au bien matériel. Selon Tocqueville, cela est “inséparable, dans les systèmes démocratiques, de la mobilité sociale ascendante”, qui est importante dans la marche vers l’égalité des conditions.
La mobilité sociale désigne le changement de position sociale d’un individu par rapport aux individus de sa propre famille. Il y a mobilité sociale ascendante si, par exemple, un individu occupe un emploi socialement supérieur à ceux qu’occupaient ses grands-parents.
Enfin, le troisième est la généralisation d’une représentation égalitaire des rapports sociaux. Ainsi, la tendance à se considérer comme l’égal de l’autre serait une caractéristique essentielle dans un système démocratique. Tocqueville précise ici que l’on se trouve dans le domaine des idées et que cela n’est pas toujours appliqué dans la réalité. Il constate toutefois que cette tendance est beaucoup plus marquée en Amérique qu’en France.
France – Amérique, à contre-courant ?
“Le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l’univers. Il est la cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout s’y absorbe”, écrit Tocqueville.
Son travail est un travail comparatif. Il s’attèle à étudier les différences entre les régimes français et américain. Il admet de fait que l’égalité des conditions prend des formes nationales. Tocqueville constate par exemple qu’il règne une plus grande tolérance en Amérique qu’en France. Il écrit : “les américains sont nés égaux avant de le devenir”.
Les situations sont bien différentes entre les deux pays. La forme française de démocratie est plus contrastée que la forme américaine. Dans l’Hexagone, la société de l’Ancien Régime, dominée par l’aristocratie, a éclaté. La transition en France du régime monarchique au régime démocratique est très difficile et agitée. Le pays a du mal à se débarrasser des aristocrates.
En marche vers la démocratie
Tocqueville est persuadé que la marche vers la démocratie ne peut être entravée. Cela est lié notamment au fait que le progrès technique diffuse les connaissances et améliore les conditions de vie de la population. De fait, de plus en plus de personnes peuvent bénéficier d’une éducation.
L’accès à la démocratie politique se fait en deux temps. En premier lieu, une démocratie sociale se développe. Celle-ci prend la forme d’une démocratie de droit (abolition des privilèges héréditaires, liberté et égalité des individus face à la loi).
De cette démocratie sociale découle une démocratie politique. Celle-ci découle justement des progrès induits par la démocratie sociale. Ici, l’accès à l’éducation et l’égalisation des conditions fondent des caractéristiques favorables à l’instauration d’institutions politiques assurant le droit de vote pour tous, par exemple.
Une menace pour la liberté
Si Tocqueville est profondément démocrate, il considère tout de même les dangers que courent les démocraties. Il met notamment en avant le fait qu’une volonté d’égalité exacerbée peut se transformer en passion égalitaire, qui aurait tendance à s’infiltrer dans les moindres détails et qui pourrait s’avérer particulièrement dangereuse (affaiblissement du corps social par nivellement par le bas) si elle était couplée avec une certaine apathie politique. Cette situation pourrait ouvrir la porte à un nouveau despotisme, un despotisme d’État.
Cette volonté d’égalité exacerbée peut également être une menace pour la liberté. Les sociétés démocratiques ont ainsi beaucoup de difficultés à concilier la liberté des individus et le principe d’égalité entre les individus.
La démocratie peut également être confrontée à une montée de l’individualisme. L’individu a tendance à se replier sur “une petite société à son image”. L’égalisation des conditions rend possible l’isolement de l’individu vis-à-vis d’autrui, ce qui remet en cause le lien social ainsi que l’exercice de la citoyenneté.
“C’est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart de sa famille et ses amis de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même”.
Tout n’est pas perdu cependant ! Pour Tocqueville en effet, ces risques peuvent être neutralisés, en assurant les points suivants :
- la séparation des pouvoirs (exécutif et législatif) ainsi que l’indépendance du pouvoir judiciaire ;
- l’autonomie des communes et l’élection de représentants issus de la masse des citoyens ;
- la liberté de la presse ;
- le développement et la vitalité des associations, qui permet aux citoyens de se défendre contre les exigences du pouvoir ;
- la religion, qui joue le rôle de ciment social et qui permet de resserrer le lien moral.
CE QU’IL FAUT RETENIR
Avec De la démocratie en Amérique, Tocqueville propose une forme d’analyse comparative entre le système français et le système américain. Il étudie le fonctionnement du régime démocratique en Amérique et théorise ainsi le système social qu’est la démocratie.
Pour lui, il est inéluctable que la démocratie va succéder aux différentes formes de pouvoir qui ont marqué les précédentes décennies en France.
LE TERME A BIEN COMPRENDRE
Le terme démocratie vient du grec ancien δημοκρατία/dēmokratía, qui est composé de “dêmos”, le peuple, et de “kratein”, commander. Elle désigne ainsi un gouvernement populaire.
Selon Tocqueville, elle se définit selon trois critères principaux :
- elle est un état politique caractérisé par l’égalité des droits,
- elle est un état social défini par une tendance à l’amélioration de l’accès au bien matériel,
- elle est marquée par un esprit d’égalité, une tendance des individus à se considérer comme égaux, indépendamment des inégalités réelles de situation.
Fanny Aici
“Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple : on peut presque dire qu’il n’y a pas de société ; car qu’est ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?” “Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes. Je ne dis donc point, d’une manière absolue, que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison d’hésiter plus que tous les autres avant d’entreprendre, et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’incommodités de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.” “Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté.” “Dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit clairement ce qu’elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de milles manières, ce qu’elle pourrait y perdre.” Les citations extraites de De la démocratie en Amérique