La Crise du Canal de Suez (1956), chant du cygne des puissances moyennes
En 1956, la Grande-Bretagne, la France et Israël lancent une action militaire coordonnée contre l’Egypte afin de reprendre le contrôle du Canal de Suez, que le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser vient de nationaliser. Cette opération tournera court, sous la pression de la communauté internationale et surtout des Etats-Unis et de l’Union soviétique.
Arrivé au pouvoir en juin 1956, Nasser est une menace pour les intérêts occidentaux à plus d’un titre. Panarabe, il veut faire l’unité du monde arabe autour de lui, alors que beaucoup de pays arabes sont encore sous l’influence, pour ne pas dire le contrôle, de puissances coloniales européennes.
Il projette de construire un grand barrage sur le Nil à Assouan pour développer le pays (meilleure irrigation, production d’électricité), et a besoin de ressources financières. Mais le rapprochement de l’Egypte avec le bloc communiste en 1955 a incité les Etats-Unis à refuser de participer au financement de ce projet. Or, le Canal de Suez, point de passage stratégique du commerce mondial vers l’Europe, et en particulier de l’approvisionnement en pétrole, est une manne financière pour ses exploitants.
Le 26 juillet 1956, Nasser proclame la nationalisation du Canal de Suez et place sous séquestre les biens de la compagnie qui en gère le trafic.
Un accord secret tripartite
La France est déjà hostile au leader égyptien car il fournit des armes aux indépendantistes algériens du FLN (Front de Libération nationale), dont le siège est d’ailleurs au Caire (la Guerre d’Algérie a débuté en 1954). En outre, la France est proche d’Israël et lui fournit d’importants matériels militaires.
Les Britanniques, eux, sont les principaux actionnaires (suivis des Français) de la compagnie qui gère le Canal de Suez et tirent de confortables revenus des droits de passage.
Quant à Israël, auquel Nasser a interdit le passage des navires sur le canal ainsi que dans le golfe d’Aqaba, il se sent menacé, depuis sa création, par ses voisins arabes depuis le premier conflit israélo-arabe de 1948, et en particulier par l’Egypte et le panarabisme promu par Nasser. Régulièrement, des commandos palestiniens mènent depuis l’Egypte des actions en territoire israélien.
Grande-Bretagne, France et Israël passe un accord secret, les Protocoles de Sèvres (24 octobre 1956), prévoyant les détails des interventions militaires des trois puissances. L’accord prévoit également la livraison par la France d’un réacteur nucléaire à Israël.
Le 29 octobre, l’armée israélienne reprend le contrôle de Gaza et de l’entrée du Golfe d’Aqaba aux Egyptiens, et avance dans la grande péninsule du Sinaï. Conformément à leur accord, Britanniques et Français font mine de s’étonner de cette intervention et adressent le 30 octobre à Israël et à l’Egypte un ultimatum exigeant l’arrêt des hostilités.
Comme ils l’envisageaient, le refus de l’Egypte leur donne le prétexte pour lancer leur intervention le 31 octobre. Les troupes britanniques et françaises débarquent à Port-Saïd et marchent sur le Canal de Suez. L’armée égyptienne est en déroute et son aviation clouée au sol par des bombardements. La victoire militaire des trois coalisés est totale.
Conquête du Sinaï du 1er au 5 novembre. En haut à gauche, le site de Port Saïd. En bas à droite, le golfe d’Aqaba.
L’URSS brandit la menace nucléaire
Or, toute cette opération s’est faite sans consulter ni informer les Etats-Unis, « leader » de l’Occident face au Bloc de l’Est dans le contexte de la Guerre froide. Le président Eisenhower, en pleine période électorale, s’oppose à cette intervention et exerce de fortes pressions sur la Grande-Bretagne, notamment en prenant des mesures financières pour affaiblir la livre sterling.
Dans le même temps, les Soviétiques répriment violemment l’insurrection de Budapest (23 octobre-10 novembre 1956) et ont un intérêt à faire diversion. Ils exigent le retrait des coalisés en les menaçant de représailles nucléaires !
Réunie le 2 novembre, l’ONU condamne l’intervention militaire et exige le retrait des troupes engagées.
Sous la pression des Etats-Unis, la Grande-Bretagne accepte un cessez-le-feu le 7 novembre, bientôt suivie par la France. Leurs troupes se retireront définitivement en décembre. Israël, également sous la pression internationale, évacue Gaza et le Sinaï, mais obtient la présence des Casques bleus de l’ONU le long de sa frontière avec l’Egypte. Dommage « collatéral », l’Etat égyptien désigne les Juifs qui vivent en Egypte comme « ennemis de l’Etat ». Des milliers d’entre eux vont quitter le pays en y abandonnant leurs biens.
L’échec diplomatique est total pour les deux alliés européens, dont l’image est ternie dans le monde entier, et le fait que la France ait reculé renforce le FLN en Algérie. Nasser, bien qu’humilié militairement, ressort triomphant de la crise, avec un immense prestige auprès des peuples arabes. Il se rapprochera davantage encore de l’URSS dans les années à venir, ce qui facilitera la progression de l’influence des Soviétiques au Moyen-Orient.
Israël, pour qui l’Egypte ne représente désormais plus une menace militaire, a en revanche conforté son statut de puissance militaire régionale. Il s’est rapproché de la France, qui lui livrera bientôt de nouveaux matériels militaires de pointe.
Indépendance stratégique de la France
Désormais, il est clair que les puissances moyennes ne peuvent plus agir de leur propre chef, même dans les territoires sur lesquels elles ont exercé une importante influence par le passé. Bien qu’alliées des Etats-Unis, ce sont ces derniers qui s’affichent en chef d’orchestre, y compris au Moyen-Orient.
Tirant la leçon de l’événement, la Grande-Bretagne choisira de se rapprocher des Etats-Unis, devenant son allé inconditionnel en Europe, tandis qu’au contraire la France accélèrera son programme de force de dissuasion nucléaire, lancé en 1954, afin de renforcer son indépendance stratégique.
Fabien Cluzel
Les grandes lignes de la Crise du Canal de Suez en 4 minutes 30