Utopies, uchronies et univers imaginaires : rencontre avec Ugo Bellagamba
Grand amateur de science-fiction, passionné par les utopies et les uchronies, d’étranges lieux et temps qui n’existent pas, Ugo Bellagamba est romancier et enseignant à l’université de Nice. Plus précisément, il est maître de conférences en Histoire du droit et des idées politiques. C’est tout naturellement, au fil de son parcours, qu’il est arrivé à concilier un métier qu’il aime et son goût prononcé pour les univers imaginaires. Des univers qui, de plus en plus, se font une place dans l’université ! Vivre au Lycée l’a rencontré. Quel est l’événement ou l’anecdote le plus marquant de votre scolarité ? En terminale, ma prof de philo au lycée Carnot de Cannes, madame Bonetti, m’avait autorisé à faire un exposé sur la science-fiction avec un camarade de classe. Dans les années 90, la SF n’avait pas bonne presse, elle était un peu méprisée. Ce fut un très grand moment pour moi, la première fois où un prof me donnait carte blanche pour parler de S-F dans un cadre scolaire. J’ai fait des recherches avec enthousiasme, j’ai pu parler de voyages dans le temps et l’espace, d’utopies, de mégapoles du futur… Ce fut un moment merveilleux ! Quel est votre parcours scolaire ? J’ai passé un bac littéraire, l’ancien bac A1, puis j’ai rejoint la faculté de droit, à Nice. J’ai été tenté par la philosophie, mais mes parents n’y étaient pas très favorables (ils s’inquiétaient des perspectives d’emploi). En droit, j’ai suivi le parcours jusqu’à la maîtrise (bac +4), puis je me suis orienté vers un DEA (actuel master 2 recherche) à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Ce qui été déterminant, c’est la matière de ce DEA, « Histoire du droit et des idées politiques ». C’était vraiment ça qui me plaisait, ça a été une révélation. C’était ma voie, bien que choisie tardivement. Cela m’a permis de travailler sur les utopies, l’une d’entre elles en particulier, La Cité du Soleil du moine Tommaso Campanella. Cela a d’ailleurs été le sujet de mon mémoire de master. Après le DEA, j’ai poursuivi par un doctorat, et j’ai rédigé une thèse sur l’histoire de la justice et des avocats. Ce qui a été aussi déterminant, c’est qu’en tant que doctorant, j’ai commencé à enseigner en TD (travaux dirigés). J’ai beaucoup aimé cela et ça m’a motivé pour poursuivre dans cette voie. C’est aussi à ce moment que j’ai commencé à écrire « sérieusement ». « Dune de Frank Herbert a été une grande révélation » Vous aviez déjà écrit auparavant ? Oui, j’ai commencé à partir de la 5e. J’écrivais de petites nouvelles pour ma famille, mes copains, en particulier de la science-fiction, qui était une de mes passions. C’est en thèse que je me suis mis à écrire de façon plus professionnelle. J’ai notamment rédigé des nouvelles publiées dans des revues comme Bifrost ou Galaxies. C’était une période censée être très chargée, mais elle était en même temps propice à l’écriture. L’histoire des idées politiques m’intéressait, l’évolution de la société aussi, et donc c’est naturellement que j’ai pu étudier et écrire sur les utopies. Quelles sont les lectures qui vont ont le plus marqué au lycée ? Que cela soit dans des livres pour mûrir, ou des ouvrages qui ont influencé votre parcours et votre passion pour l’histoire, les utopies et l’uchronie ? Beaucoup d’œuvres m’ont marqué. En 3e, une des thématiques étudiées en classe, les voyages imaginaires et les voyages réels, m’avait beaucoup plu. J’ai découvert l’explorateur Bougainville, Jules Verne, Jonathan Swift (Les voyages de Gulliver)… Antoine de Saint-Exupéry m’a marqué aussi (Le Petit prince, mais aussi Vol de nuit, Citadelle), ou encore Albert Camus. En dehors des auteurs découverts en classe, à partir de la 3e et de la 2nde, j’ai lu de plus en plus de S-F, et Dune de Frank Herbert a été une grande révélation. Je pense aussi à Robert Silverberg, qui a beaucoup écrit sur l’Histoire et les uchronies (Roma Aeterna, La Porte des mondes), mais aussi Philip K. Dick. Et parmi les auteurs français, Jean-Pierre Andrevon, sans oublier – il m’a marqué aussi – René Barjavel, avec Le Grand secret, La Nuit des temps et Ravage. « Il n’existe pas d’Histoire objective » Qu’est-ce qui vous plaît dans l’uchronie ? C’est pour moi un prolongement de l’utopie (un ailleurs qui n’existe pas). L’uchronie [une Histoire différente de la notre qui se développe à partir d’un événement alternatif] utilise le même mécanisme mais en jouant sur l’Histoire. On part du postulat que l’on raconte une Histoire imaginaire ou parallèle, qui elle non plus n’existe pas. Je suis amusé par le jeu de complicité avec le lecteur, par le fait d’imaginer avec lui ce que serait le monde si, par exemple, les grands empires avaient perduré. Le côté intellectuel me plaît aussi : l’uchronie est une façon de montrer qu’il n’existe pas d’Histoire objective. C’est-à-dire que même si les faits sont connus, on interprète toujours ces faits pour raconter l’Histoire, mais ce récit peut être différent en fonction des historiens. L’uchronie, c’est une interprétation de faits hypothétiques, qui n’existent pas. Et puis j’ai eu la chance pendant ma thèse de faire un article sur Charles Renouvier, qui a publié en 1876 sa fameuse Uchronie, l’utopie dans l’histoire. C’est d’ailleurs lui l’inventeur du terme uchronie. Je suis donc intervenu, lors d’un colloque universitaire, sur l’Uchronie de Renouvier, qui avait imaginé un rétablissement de la République romaine et une éviction du christianisme en Orient. Cela m’a plu et donné envie d’aller plus loin, en lançant des passerelles entre la recherche universitaire et la fiction. Avez-vous un regard sur la place de l’Histoire et la manière dont on l’enseigne au lycée ? Oui, car j’ai deux enfants, l’un au collège et l’autre au lycée. Je regarde attentivement leurs cours, et je suis admiratif de deux choses : d’abord la qualité des manuels scolaires, mais aussi le fait que l’enseignement de l’Histoire s’adapte aux circonstances, et c’est très sain. Par exemple, j’ai vu que lorsque ma fille étudie les Carolingiens, elle étudie aussi l’Empire romain d’orient et l’islam. C’est très important d’aborder l’Histoire globalement. Y a-t-il des points d’apprentissage, par exemple de méthodologie, sur lesquels il faut rester vigilant au lycée et en particulier en terminale, pour se donner toutes les chances de réussite en première année à l’université ? Globalement, les bacheliers qui arrivent à l’université ont désormais plus de facilités dans l’utilisation d’un grand nombre de connaissances. En revanche, je les trouve de moins en moins formés au raisonnement. Or, à l’université, cela compte plus que les connaissances. On réfléchit plus à la connaissance qu’on ne l’acquiert. Je recommande donc à tous les lycéens de bien se préparer à argumenter, à relativiser, à comparer différences analyses et sources. Par exemple, en Histoire, le regard sur le Moyen Âge n’est pas le même entre Marc Bloch et Jacques Le Goff, tous deux de brillants historiens concernant cette période. A l’université, il faut être prêt à ne plus attendre de certitudes ou d’explications toutes faites, il va falloir reconstruire des interprétations. L’université va habituer à raisonner, avec une pluralité de manières d’appréhender une question. « Aujourd’hui, l’imaginaire occupe une place importante dans l’université » Sur votre blog, vous dites avoir un « goût immodéré pour les pochades mythologiques ». Qu’est-ce qu’une pochade mythologique ? C’est un jeu sur le mythe. On peut s’amuser à reprendre des schémas de récits mythologiques et à les réécrire en les déformant, ou en y plongeant des personnages qui voyagent dans le temps pour, par exemple, aller affronter le Minotaure. Quand on se penche sur la mythologie, on est à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire. Et même pour les principaux concernés. C’est d’ailleurs la question que pose le grand historien Paul Veyne dans son essai, Les Grecs ont-ils vraiment cru à leurs mythes ?. Le mythe sert à nous questionner sur la représentation qu’on se fait du monde. Revenir sur le mythe, avec un côté moqueur, mais en le respectant, peut nous dire quelque chose sur nous-mêmes. On pense qu’un professeur à l’université est forcément quelqu’un de très « sérieux », voire d’austère, peu porté sur la fantaisie et l’imagination. Vous êtes un des membres fondateurs au sein de l’université de Nice du Club des imaginaires. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce club (qui est même doté d’une radio !), et nous dire comment l’imaginaire peut être « utile » dans un contexte universitaire ? Pendant longtemps, l’imaginaire n’avait pas vraiment sa place à l’université. Les gens comme moi, nous avancions masqués ! Je me rappelle qu’avant d’être titularisé à mon poste, j’avais publié L’Ecole des assassins. Et quelques collègues ont semblé plutôt sceptiques à ce sujet au début ! Mais il y a eu un point de bascule dans les années 2000. Cela dit, un jalon niçois avait été posé à la fin des années 80, lorsque Laurent Genefort [un des grands écrivains français de S-F] a fait sa thèse de littérature, à l’université de Nice, sur les livres-univers tels que Dune. Aujourd’hui, l’imaginaire occupe une place importante dans l’université. Fondé récemment, notre club vise à en promouvoir sur place, dans l’université, l’expression par les étudiants : théâtre, romans, courts-métrages, expos…. Aujourd’hui on étudie l’imaginaire « sérieusement ». C’est presque à la mode d’ailleurs, beaucoup de colloques interrogent l’imaginaire et les utopies. Il a sa place dans l’université, pas seulement comme objet d’études, mais aussi en termes de créativité chez les étudiants. Vous organisez même des jeux de rôles… J’en ai fait beaucoup lorsque j’étais collégien et lycéen. Puis j’ai arrêté, avant de m’y remettre. Cela aussi a sa place dans l’université. Par exemple, on utilise le jeu de rôles Mindjammer créé par Sarah Newton. C’est un jeu de space opera axé sur l’exploration spatiale dans un futur dit « second âge » de l’espace (avec des vaisseaux conscients). Sa créatrice a participé avec nous à la création d’un scénario juridique qui nous permet de faire travailler des étudiants en droit de master 2 : ils sont amenés, dans un univers donné, à réfléchir à des problèmes juridiques et à trouver des solutions. Clairement, le jeu de rôle peut devenir un outil d’apprentissage. « On a une vision réductrice des croisades » Votre roman Tancrède est une uchronie médiévale qui nous plonge dans la complexité des alliances qui se font et se défont à l’occasion de la Première croisade. Quelle était votre intention en l’écrivant ? Le titre est d’abord un hommage à mon grand-père, qui a longtemps travaillé sur un opéra d’André Campra qui s’appelait Tancrède. Mon intention était de casser un peu le simplisme des perceptions sur les croisades. L’idée m’est venue après les événements du 11 septembre, en voyant les raccourcis consistant à opposer l’orient à l’occident, à parler d’un « choc des civilisations ». On a une vision réductrice des croisades qui oppose chrétiens et musulmans. J’ai voulu écrire un récit plus subtil, montrant que finalement chrétiens d’orient ou d’occident, musulmans sunnites et chiites, Turcs, arabes… Tous formaient globalement une géopolitique dense et complexe. Et ça m’amusait beaucoup de prendre un chevalier chrétien, fervent, idéaliste, et de le faire basculer au fil des événements dans la secte des assassins. Ce faisant, le personnage est toujours en quête d’équilibre du monde, de spiritualité, d’une authenticité qu’il a du mal à trouver. Il suit son propre chemin, mais dans une mosaïque de rapports de force dans lesquels il n’est qu’un jouet.
Dans votre recueil La Cité du Soleil figure nouvelle absolument vertigineuse, Dernier filament avant Andromède. Les humains organiques ont disparu, les derniers ne vivent plus que sous forme de mémoire et de conscience artificielle, avant qu’un des leurs décide de défier l’ordre établi. Cette nouvelle a un langage propre, celui d’intelligences numériques dont la nature même et la durée de vie défie le temps. Comment avez vous imaginé tout le vocabulaire que vous utilisez pour illustrer des échanges entre des entités désincarnées dont les échelles de temps se mesurent en millions d’années ? J’avais envie d’écrire un roman qui se passerait dans un futur très lointain, de prendre une grande distance temporelle, un peu dans la veine de l’anthologie des Histoire de la fin de temps. C’est aussi une référence à la nouvelle d’Isaac Asimov, La Dernière question, avec l’envie de reproduire le même vertige. Je pensais que je n’avais pas les capacités d’écrire dans ce registre, j’ai donc essayé de le faire mais avec des métaphores, avec un langage symbolique. Par exemple, pour l’un des échanges entre le « personnage » principal et un autre, j’ai utilisé des caractères spéciaux dans Word pour créer un langage pseudo-mathématique. Au final, j’ai été assez content de ce que j’ai fait ! Comment devient-on professeur à l’université ? On dit que le parcours pour devenir enseignant à l’université est très sélectif… Il faut s’armer de patience. On compte au minimum 5 ans pour décrocher un master 2, sachant qu’il faut finir parmi les premiers car les écoles doctorales sont très sélectives. Puis on commence une thèse avec un ou une directeur/trice de recherches. Là, il faut compter 3-4 ans pour en venir à bout. Il faut aussi savoir que l’on ne choisit pas toujours le sujet de sa thèse : c’est souvent le directeur de thèse qui le détermine, en fonction de ce qu’il sait sur les sujets déjà étudiés ou non. Quand on a fini et soutenu sa thèse, il faut obtenir sa qualification auprès du CNU (Conseil national des universités). Enfin, avec cette qualification et sa thèse, et le titre de docteur qui va avec, on candidate à des postes d’enseignant qui se créent ou se libèrent. Là, un comité de sélection auditionne les candidats et fait son choix. Après quoi on commence à enseigner avec le statut de stagiaire (un an) avant d’être titularisé maître de conférences. Plus tard, on peut évoluer en passant une habilitation à diriger des recherches et, enfin, devenir professeur des universités. « L’histoire du droit, c’est la science-fiction des juristes ! » Vous être enseignant-chercheur en Histoire du droit. Le droit, l’histoire, on voit… Mais l’histoire du droit, qu’est-ce que c’est ? L’histoire du droit, c’est la science-fiction des juristes ! Les juristes positivistes, ceux qui font du droit d’aujourd’hui, nous voient comme des historiens du passé du droit. Les historiens eux, nous voient comme des juristes. Donc, les historiens du droit sont un objet hybride. Notre travail consiste à montrer comment se sont fondés et comment évoluent les systèmes juridiques. Par exemple, il faut être historien du droit pour comprendre la différence entre les traditions juridiques anglaise et française, bien que les deux soient des enfants du droit romain. En France, la tradition se focalise sur la notion de loi, tandis qu’outre-manche les notions de jurisprudence et de procédure jouent un rôle plus important. Notre rôle est d’apporter aux juristes une culture pour qu’ils prennent du recul par rapport au droit français qu’ils doivent appliquer. Dans un registre tout à fait différent, vous être co-directeur d’un diplôme universitaire (DU) Violences faites aux femmes… Cette formation, créée il y a deux ans, vise à sensibiliser et préparer les professionnels du travail social à traiter les questions des violences faites aux femmes en évitant les erreurs. Car les femmes victimes de ces violences subissent souvent une forme de double peine : la violence physique, puis la violence institutionnelle à laquelle sont confrontées celles qui portent plainte. Ce DU, accessible avec le niveau bac, accueille des professionnels de tous horizons, et des étudiants, qui peuvent le préparer en parallèle à une autre formation, juridique ou non. Vous participez régulièrement à la Convention nationale de science-fiction… Oui, et c’est très bien que vous en parliez ! Je suis l’un des organisateurs et animateurs de la prochaine édition, qui se tiendra sur le campus du Centre international de Valbonne (entre Nice et Cannes) du 19 au 22 août 2021. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Ce n’est pas comme un festival, le but n’est pas seulement de réunir des auteurs et leur public. Cette convention, c’est un groupe de passionnés qui s’inscrivent pour 3-4 journées avec au programme des conférences sur la S-F, la découverte de nouvelles maisons d’édition ou de nouveaux auteurs, des échanges entre les auteurs et les lecteurs. Entre 150 et 200 personnes s’y retrouvent, mais il faut s’inscrire au préalable. A partir de là, les participants ont accès à tout : conférence, débats, expos, films, documentaires… Ce qu’il faut retenir, c’est que tout le monde est à « égalité » : les auteurs sont tout à fait disponibles pour échanger avec tous. Il n’y a pas de pré requis pour participer ! Avez-vous une citation fétiche, ou un leitmotiv à tout faire ? Oui, je pense à Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes : « J’aurai réussi, en somme, si j’amuse l’enfant qui n’est qu’un petit homme, et l’homme qui n’est qu’un grand enfant ». On peut écrire pour amuser sans être rébarbatif ou prétentieux, tout en faisant réfléchir. Propos recueillis par Fabien Cluzel Le site de la prochaine Convention nationale de science-fiction
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