La Grande Terreur en Union soviétique (1937-1938)
Pendant plus d’un an, de 1937 à 1938, sur les ordres de Staline, une gigantesque vague de répression politique s’abat sur l’Union soviétique. Cette Grande Terreur fera autour de 750 000 morts et des centaines de milliers de prisonniers envoyés arbitrairement au goulag. Pourquoi Staline a-t-il lancé de telles purges ? Quelles ont été ses conséquences sur l’URSS à la veille de la Seconde Guerre mondiale ?
Chef suprême de l’Union soviétique depuis la mort de Lénine en 1924, Staline a progressivement écarté ses rivaux du pouvoir jusqu’à disposer du pouvoir absolu à partir de 1929.
Le dictateur était obsédé – jusqu’à la paranoïa – par l’idée que des complots et des trahisons se tramaient dans son dos. Et prenant le prétexte de la fragilité de la Révolution (elle date seulement de 1917…), des risques de guerre (la Première Guerre mondiale n’est pas si loin), l’existence éventuelle d’un « réservoir insurrectionnel d’ennemis » ne pouvait être tolérée, et allait servir de prétexte pour arrêter et condamner les moindres suspects, ou ceux que cela arrangeait le pouvoir de considérer comme des menaces potentielles.
Un contexte déjà très répressif
Depuis son accès au pouvoir, outre l’élimination politique ou physique de ses opposants, l’Etat a ainsi régulièrement condamné des milliers d’individus reconnus ou soupçonnés d’être une menace pour le pouvoir de Staline. A partir de 1935 sont organisés les célèbres « procès de Moscou » : d’anciens rivaux ou camarades de la première heure de Lénine, ainsi que des personnalités en disgrâce, se livrent à des aveux mis en scène après avoir été torturés, puis sont exécutés dans les heures qui suivent.
Pire, au début des années 30, l’Etat soviétique aurait délibérément organisé une famine en Ukraine – parmi d’autres famines imputables à la collectivisation forcée des terres agricoles (entre 6 et 8 millions de morts au total). Le pouvoir reprochait en effet aux paysans ukrainiens d’être nationalistes et contre-révolutionnaires. Le bilan de cette famine, considérée comme une tentative de génocide par l’Ukraine aujourd’hui, tourne autour de 3 millions de morts.
Mais c’est en fin juillet 1937 que le dictateur édicte un ordre secret afin de réprimer les « éléments antisoviétiques et socialement dangereux ». C’est là le début de la Grande Terreur, appelée aussi « les Grandes Purges » si l’on y inclut les procès politiques mentionnés précédemment. A compter d’août 1937 et jusqu’en novembre 1938, entre un million et demi et deux millions de personnes sont arrêtées, dont 600 à 750 000 seront exécutées. Statistiquement, cela signifie qu’un citoyen soviétique sur 100 est arrêté, et qu’un sur 200 est exécuté !
A noter que, pendant des décennies, les historiens ont eu du mal à connaître la réalité du bilan de cette Terreur, et que c’est l’ouverture des archives de l’ex-URSS, dans les années 90, qui leur a donné accès à des sources leur permettant d’être précis sur ce qui fut le plus grand massacre d’Etat perpétré en Europe (dont de Gaulle disait qu’elle allait « de l’Atlantique à l’Oural ») en temps de paix.
Les travaux des historiens doivent aussi beaucoup à ceux de l’association russe Memorial, qui jouait un rôle de « gardienne » de la mémoire des victimes du Goulag et de la répression soviétique : peu appréciée par Vladimir Poutine en raison de ses prises de positions en faveur des libertés et de l’Etat de droit, elle a été dissoute fin 2021 par la Cour suprême de Russie. Celle-ci accusait notamment l’ONG de « salir la mémoire du pays » et de « créer une image mensongère de l’URSS en tant qu’Etat terroriste ». Une position conforme aux déclarations régulières de Vladimir Poutine, selon lequel la fin de l’URSS fut une grande catastrophe.
Personne n’est à l’abri !
Les arrestations de la Grande Terreur visaient… tout le monde ! Etonnement au premier abord, beaucoup de membres du Parti communiste furent exécutés. Pourquoi ? Le terme de « purge » prend ici tout son sens : on attaque la masse pour en éliminer, en expurger les éléments que l’on juge les moins fiables. Parmi eux, le personnel communiste le moins enthousiaste, jugé le moins « révolutionnaire ». Non seulement 500 000 membres du Parti communiste sont rayés de ses registres, mais des dizaines de membres du comité central du Parti sont arrêtés et exécutés. Autres victimes, les anciens membres de mouvements politiques qui ont participé à la révolution bolchevique.
Au sein même de l’Etat, et afin que son appareil politique et policier reste intraitable et vigilant à l’égard des ennemis potentiels de la Révolution, on purge aussi. Cela concerne notamment les cadres et les chefs des machines administratives, mais également de nombreux cadres militaires, y compris au plus haut niveau (lire plus loin). Personne n’était à l’abri !
Autres cibles : les koulaks (les paysans aisés, « éléments socialement nuisibles »), les intellectuels jugés trop tièdes à l’égard du régime, certaines minorités ethniques « suspectes » (polonaises, allemandes) mais aussi les épouses, concubines et divorcées des « traîtres à la patrie » déjà arrêtés.
La dynamique de la répression répond à des logiques froides et impitoyables : ainsi, des ordres fixent des quotas de fusillés dans les camps du goulag. Les procès, lorsqu’ils se tiennent, sont des parodies. On exécute pour exécuter. A titre « d’illustration », sur les 140 000 Polonais arrêtés, 80 % sont mis à mort.
Politique du chiffre
La principale machine administrative de la répression et des exécutions est le NKVD (Commissariat au peuple aux Affaires intérieures), dont les 25 000 agents jouent le rôle de police politique. Ces hommes (mais aussi des femmes), comme leurs supplétifs issus d’autres polices, seront sans pitié, violents, se comportant souvent comme des soudards enivrés et se livrant à d’innombrables exactions et actes de tortures, lors des arrestations tout comme en amont des « procès » et des exécutions.
La politique du chiffre est telle que des instructions exigent de la part des agents du NKVD qu’ils arrêtent des suspects de manière quasi industrielle. Ils organisent des rafles, et il suffit parfois de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment pour finir dans un camp en Sibérie… Autre critère à risque : avoir déjà été arrêté. Le NKVD constitue ainsi des listes de suspects sur la base d’archives arbitraires. Selon l’historien Nicolas Werth, c’est le cas de plus de 70 % des victimes de la Grande Terreur.
La masse des individus arrêtés en attente de jugement est telle que les agents du NKVD inventent des complots et falsifient des aveux pour accélérer le rythme des condamnations – et des exécutions pour « crime contre l’Etat ».
Et puis, en novembre 1938, toujours selon Nicolas Werth, « la Grande Terreur s’arrêta comme elle avait commencé : sur un ordre de Staline ». Ce qui n’empêchera pas la poursuite des arrestations arbitraires et des exécutions tout au long du règne de Staline, mais à un rythme plus « modéré ».
Une Armée rouge affaiblie par les purges ?
La progression rapide de l’armée allemande en Union soviétique à l’été 1941 (Opération Barbarossa) a souvent été considérée par les historiens comme une conséquence des purges des 1937-1938 au sein de l’Armée rouge, qui avait été littéralement décapitée : 11 vice-commissaires à la Défense, 10 % des membres du Conseil militaire suprême, 8 amiraux, 2 maréchaux, 14 généraux d’armée (sur 16), 90 % des généraux de corps d’armée, 2/3 des généraux de division et plus de la moitié des généraux et 35 000 officiers ont été arrêtés et condamnés, un grand nombre à la peine capitale (Michel Laran et Jean-Louis Van Regemorter, La Russie et l’ex-URSS de 1914 à nos jours).
Hitler et son état-major le savaient, et comptaient certainement sur l’affaiblissement des structures de commandement et d’encadrement de l’Armée rouge, en plus de leurs préjugés racistes à l’égard des Slaves, dans leur pronostic d’effondrement rapide de leur adversaire.
Mais en réalisé, les purges ont aussi bien pu avoir une autre conséquence : le remplacement des cadres d’une génération par ceux d’une autre mieux formée, et préparée à jouer un rôle décisif dans la nouvelle guerre qui se préparait. L’écrivain Alexandre Zinoviez écrivit ainsi, dans Le Héros de notre jeunesse : « Il y a dans tout mal une part de bien. Grâce à ces répressions et à ces défaites du début de la guerre le niveau d’instruction des officiers a augmenté. Oui, oui ! Des quantités d’hommes ayant fait des études secondaires et supérieures ont pris le commandement de pelotons, de compagnies, de bataillons, de régiments. […] Si vous voulez le savoir, ce sont les bacheliers de mon école qui ont gagné cette guerre ».
Premier épilogue de cet épisode tragique du totalitarisme stalinien, en 1940, 1,5 million de condamnations seront révisées, 30 000 prisonniers libérés de prisons et 327 000 des goulags, selon les chiffres de l’historien Orlando Figes (Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline).
Puis, après la prise du pouvoir par Krouchtchev et la déstalinisation, le XXe congrès du parti communiste de 1956 condamnera la répression stalinienne en dénonçant un abus de pouvoir. Ce faisant, Krouchtchev évinça ses adversaires qui avaient pris part aux purges et renforça son pouvoir.
Fabien Cluzel
Pour en savoir plus
Nicolas Werth, L’Ivrogne et la Marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938, Paris, Tallandier, 2009.
Crédit photo de Une : Bundesarchiv, Bild 183-R8032.